Ode au bancal

Samedi 18 mars, zone industrielle de Bayonne

L’intérêt pour l’art contemporain exige parfois de se livrer à des pratiques incongrues telles que la déambulation dans différents étages d’une galerie marchande. Dans le cas de l’exposition-événement YÖP pour retrouver le travail de Clémentine Fort, artiste invitée dans ce cadre, il s’agira de trouver « l’intrus », en l’occurrence les vitrines composées par elle comme des œuvres à part entière, au milieu de ses voisines qui conservent leur statut purement commercial. Un précédent bref précise le contexte de la manifestation conçue par COOP en collaboration avec IKEA. On peut s’y reporter pour comprendre la raison de l’invitation faite par Julie Laymond, commissaire de l’exposition, et ce qu’elle a de providentiel pour cette artiste en particulier.

En fait, les vitrines contenant les objets qui dérangent de Clémentine Fort se repèrent facilement : la rigueur de la composition et l’équilibre des formes les placent d’emblée du côté du pictural. La structuration géométrique et colorée des sculptures fait tout de suite oublier que celles-ci sont conçues à partir d’éléments de mobilier présents qu’on pourrait retrouver dans les rayons du magasin. L’occasion d’identifier ce qui distingue un objet d’art de sa version utilitaire devient une véritable expérience esthétique. Marcel Duchamp nous a mis sur la voie avec ses readymade et depuis, de nombreux artistes, philosophes et critiques d’art ont enrichi cette réflexion. Mais dans la cas de cette exposition, l’exercice est corsé par le fait que les artefacts ne sont pas proposés à notre faculté de juger (pour citer un philosophe plus ancien) dans le cadre valorisant d’un musée, d’un centre d’art ou d’une galerie d’art, mais dans celui d’une galerie marchande.

C’est dans ce contexte commercial justement que les objets qui dérangent trouvent une dimension nouvelle. La série est composée de pièces de mobilier IKEA discrètement associées à des sculptures qui en perturbent l’usage. Ces insidieuses interventions artistiques sont des invitations au déconditionnement en douceur de notre rapport à l’objet et à sa fonction. Les objets sont « empêchés » de fonctionner et détournés de leur fonction par des adjonctions discrètes, mais non définitives. Pour l’artiste, il n’est pas question d’accomplir un geste autoritaire en coupant l’objet de son usage, elle préfère parler d’un suspend d’activité qui restitue à l’usager un possible regard critique. D’autre part, les objets continuent d’exister, en dehors de leur valeur critique, comme des sculptures inscrites dans l’histoire des formes de la modernité interrogeant la distinction entre art majeur et art mineur.

Une première exposition, Désordre, en 2014, réunissait plusieurs pièces qui étaient mises en relation avec l’architecture, l’espace d’habitation et le lieu d’exposition. Cette manière de faire, à la fois ironique et formellement exigeante, invitait le spectateur à poser un regard nouveau, qu’il soit amusé ou critique, sur l’ensemble des sculptures présentées. Par la suite, un objet édité, Bancal, en équilibre entre catalogue d’exposition et pièce à part entière, est venu prolonger la démarche. Il contient quatre pièces de bois en trois dimensions et en quatre coloris qui permettent concrètement à l’acquéreur de « décaler » dans son propre intérieur, des éléments de mobilier ou de décoration. Mais cette période « d’ode au bancal » trouve un prolongement dans ses récentes expositions. Au centre commercial Ametzondo Shopping à Bayonne et à la cité des Pyrénées à Pau, Clémentine Fort propose de nouveaux arrangements en combinant la particularité des lieux avec des objets collectés, des pièces personnelles déjà réalisées ou des photographies. Ces installations in situ constituent des sortes de tableaux éphémères, des saynètes abstraites à découvrir et sur lesquelles exercer un regard rafraîchi. Ainsi Paysages domestiques fait pénétrer dans la salle d’exposition de la cité des Pyrénées pour découvrir plusieurs aménagements visuels composés d’objets-sculptures où l’espace intérieur et le paysage sont envisagés comme un continuum.

La nature n’est pas si naturelle que ça.