Entretien avec Clémentine Fort

Entretien téléphonique de Clémentine Fort, plasticienne, en résidence confinée à Pau. Retranscription du 03/04/2020

Bonjour Clémentine.

Je suis venue te rendre visite en atelier à peu près à chacune de tes résidences, mais cette fois ma visite sera un peu particulière puisque nous sommes à distance, chacune confinée dans nos domiciles respectifs. Cependant j’ai vu que le travail continue pour toi, puisque j’ai reçu plusieurs photos de pièces nouvelles et des croquis pour de nouveaux dispositifs. Voici donc ma première question :

MLP — Qu’est ce qui change vraiment pour toi dans ce mode de résidence confinée ? Et est-il possible que l’orientation de ta prochaine exposition s’en trouve infléchie ?

CF — En fait, ça fait déjà un moment que je réfléchis aux questions liées à l’espace dans ma pratique artistique et ça jusque dans la logistique que cela engage ; et là je pense à l’espace de stockage et aussi à la dimension des pièces. Dans mes récentes propositions, j’ai réalisé des objets et du mobilier en ayant toujours en tête ces questions. Particulièrement pour le mobilier, j’ai réfléchi à des pièces qui pouvaient rentrer aussi chez moi, dans mon intérieur, avec lesquelles j’allais vivre au quotidien et que je pourrai utiliser tout en leur conférant aussi une dimension poétique.

C’est aussi une recherche vers plus d’autonomie qui me fait imaginer et fabriquer des pièces que je peux stocker facilement, qui ne me demandent pas un espace supplémentaire dédié et que je peux réaliser moi-même avec peu d’outils, principalement des outils mécaniques. Alors oui, cette résidence confinée a changé des choses ; mais des choses auxquelles je m’étais préparée, une direction dans laquelle j’avais déjà commencé à aller. En fait, ça a été un accélérateur.

Et comme ma résidence au Bel Ordinaire avait débuté avant le confinement, j’y avais déjà apporté du matériel et des outils nécessaires à la réalisation de certaines pièces, donc aujourd’hui j’en ai encore moins chez moi que d’habitude. C’est une contrainte qui m’intéresse et qui prend encore plus de sens aujourd’hui. Je vais donc faire avec ce que j’ai autour de moi, avec les restes du naufrage. Alors, je sculpte du bois, je modèle la terre, je cueille des fleurs.

MLP — En ayant chez toi uniquement la possibilité de travailler des objets à la main, il me semble que tu renoues avec une préoccupation déjà présente dans ta série les objets qui dérangent. On y percevait déjà ton intérêt pour le travail artisanal et surtout dans sa confrontation avec des pièces de fabrication industrielle. Avec tes dernières pièces où interviennent la céramique et la sculpture du bois, il me semble que tu prépares ce type de confrontation entre les pièces de mobilier métalliques détournées et les carreaux de plâtre brut déjà produits. Non ?

CF — Pour la première salle de la galerie de l’Assaut de la menuiserie, j’ai produit des objets qui sont comme échappés d’un rêve, presque des objets mais pas tout à fait. Ensemble, ils composent un paysage, une scène de plage abandonnée au soleil, au vent, au sable et à la mer. C’est la fin de l’été et de l’insouciance. Le début d’une époque où l’innocence a été perdue pour toujours.

Ces formes en plâtre dont tu parles et dans lesquelles sont enchâssées des fragments de structures tubulaires colorées, elles portent effectivement cette dualité de l’objet fait main et de l’objet manufacturé, tout en marquant l’empreinte de l’architecture moderniste. Dans ces objets-sculptures la fonction ou la valeur souvenir disparaissent au profit de la fonction poétique et l’on glisse doucement… des constructeurs aux rêveurs.

La deuxième salle de l’exposition sera plus douce, plus légère, elle a plus à voir avec le désir amoureux. C’est pour cet autre espace que je travaille actuellement la terre et le bois en réalisant des formes qui sont elles aussi indéterminées. Comme si après le naufrage, après le temps, nous avions oubliés quelles fonctions avaient pu avoir ces objets et que nous essayions de nous en souvenir ou d’en inventer d’autres, ou de faire simplement quelque chose de beau plutôt qu’utile. Encore une façon pour moi de me situer dans un rapport entre la fonction d’usage et la poésie, entre art et design.

MLP —Pourtant tous les objets, qu’ils soient détournés ou fabriqués de tes mains, sont-ils « presque » autre chose ? Je vois là entre eux un point commun : « le presque » qui est cette distance que l’imaginaire ou le poétique prend avec le réel et qui le requalifie. C’est ça ?

CF — C’est exactement ça, les objets industriels par l’intervention de la main peuvent être modifiés et perdre leur fonction d’usage comme je l’ai dit auparavant, pour gagner une autre forme d’existence plus poétique. C’est peut-être quelque chose qui a avoir avec la survie, avec ce qui a pu être sauvé du bateau après le naufrage et avec lequel on va travailler ou rêver.

Les deux paysages horizontaux que je suis en train de composer sont délimités, l’un par une canisse posée au sol, l’autre par un tapis et sont comme des embarcations légères, des pistes d’envol pour l’imaginaire, tout en définissant des périmètres à partir desquels se dessinent, au sens propre, d’autres paysages horizontaux.