“Au bout des phrases il y a euh…”

… côte à côte c’est proche des vagues / côte à côte c’est deux vagues qui se brisent sur le A / côte à côte ça bouge c’est mouvant / côte à côte ça vibre ça tricote le mental par jeu par feu / parfois il n’y a pas la place pour être côte à côte juste les uns sur les autres à faire la queue /… …

On ne croisera plus Luc Soriano ni dans les rues de Pau où il a grandi, ni dans les rues de Toulouse où il vivait, ni ailleurs. Mais quand un poète meurt il ne disparaît pas complètement, il laisse derrière lui des poèmes à lire ou des enregistrements de performances publiques à voir ou à entendre et ce legs s’adresse à tous ceux qui veulent bien le recueillir. L’héritage n’est pas constitué d’objets de valeur sur lesquels il sera possible de spéculer ou de prétextes à divertissement, mais d’ouvrages écrits dont certains fragments sont capables d’infléchir nos regards, de transformer l’ordinaire et de donner un sens, même éphémère, à des moments partagés.

Son dernier recueil de poésie Ça plairait pas à ma mère paru aux éditions Tapuscribe s’offre autant au regard qu’à l’oreille et s’il fait écho à plusieurs ambitions, la première est peut-être de faire entendre une voix. Le texte est scandé par un corps en action, par une manière éruptive de dire, étroitement liée au rythme intérieur de celui qui la porte, se manifestant à travers les répétitions, les allitérations, les dérapages sonores et la structure itérative des phrases. Luc Soriano cherche une complicité avec l’oreille des lecteurs : le poète sait qu’il a une voix et, en tant que musicien batteur, il entend les rythmes. Quelques vidéos visibles en ligne en témoignent.

D’autre part animé par une volonté impertinente et ingénue d’y voir clair, il s’efforce de dire comment fonctionne les choses, le monde animé et inanimé en usant d’un mode d’expression qui lui est propre. Il hésite, se reprend et module sans cesse le langage pour capter des sortes d’instantanés, des opérations de pensée qui sont autant de révélations du monde environnant. Les bégaiements maîtrisés de la conscience, les approximations et les répétitions successives nous placent dans une sorte d’attente, on guette ce qui va sortir de l’engluement de la langue. Le sens hésite et nous avec. Fantaisie et faiblesse sont assumées dans un même mouvement oratoire qui reconstruit le sens pour lui et pour ceux qui lisent ou écoutent, car les artistes n’œuvrent pas pour eux mais pour nous : « les autres ». Les poètes les plus secrets savent que leurs écrits n’existeront que s’ils sont lus ou entendus et que leur travail solitaire n’est pas assuré de trouver un jour ses destinataires.

Luc Soriano de son vivant n’avait pas trouvé l’audience qu’il méritait et il lui a fallu beaucoup de ténacité pour continuer à écrire jour après jour sans que son travail ne lui rapporte de revenus. C’est aujourd’hui le cas de beaucoup de créateurs dont la plupart ne vivent pas de leur travail devenu en quelque sorte clandestin. Depuis le XIXe siècle, le mythe persistant de l’artiste et de l’écrivain bohème marginal et désintéressé empêche de poser la question des conditions matérielles de leur existence. On ne demande pas à un prêtre, un rabbin ou un imam s’ils vivent de leur activité, car, que l’on soit croyant ou non, on sait que ces personnes sont mues, en principe, par une nécessité, qu’on appelle la vocation et qui est dédiée à leur communauté. Mais pour un artiste, ça ne se passe pas comme ça, on lui pose toujours la question « Et vous arrivez à en vivre ? ». Ce phénomène est relativement récent car depuis la préhistoire, dans toutes les communautés d’hommes, il y a toujours eu des hommes ou des femmes, qui produisaient des images, manipulaient du langage, inventaient de drôles de musiques. Et tout cela parce que la communauté de leurs proches et moins proches en avait besoin. Luc Soriano, comme bien d’autres d’une manière à la fois exigeante et modeste, épuisante et généreuse, voulait, coûte que coûte s’adresser à une communauté. Son rayon d’action privilégiait la proximité avec ses lecteurs, avec ceux qui venaient le voir dans ses performances, avec ceux qu’il croisait dans les foires de livres ou autres évènements, là où de vrais échanges étaient possibles. Luc Soriano est mort et c’est infiniment triste, mais le lire ou l’écouter ne l’est pas du tout.

Monique Larrouture Poueyto