Traversée par les figures du vestige et du désert, la recherche photographique de Leah Desmousseaux s’inscrit dans une démarche plasticienne et expérimentale autour de l’hybridation des procédés analogiques et digitaux. Musées d’antiquités, muséums d’histoire naturelle, sites archéologiques et géologiques, livres illustrés et flux internet sont autant de lieux d’archives où elle traverse l’épaisseur du temps et dont elle extrait la matière première de son travail de laboratoire. Par la manipulation tant optique que haptique de l’image-matière (perte des repères spatiaux, trouble des échelles et du lien indiciel qu’entretient l’image avec son référent photographique), elle cherche à décontextualiser et à crypter la lecture de ces objets de mémoire afin d’ouvrir une réflexion contemplative sur la fabrication de nos représentations et de nos récits.
« Durant le mois de février, je poursuivrai au Bel Ordinaire mon projet photographique Tadmor, Tadmer, Tudmur. Voilà un an que j’explore le site antique de Palmyre, en Syrie, via Google Image. Depuis mon atelier, je photographie à l’argentique et directement sur l’écran de mon ordinateur des fragments d’images de ce lieu lointain, pour ensuite réaliser à partir de ces négatifs divers tirages cyanotypes dont les formats varient de la miniature à la fresque. Par la manipulation de l’image-matière, je cherche à nouer une relation d’intimité avec ce paysage inaccessible et j’expérimente le pouvoir propre à l’image de nous faire accéder à un ailleurs. L’espace d’incarnation de l’image peut-il saisir quelque chose de la lointaine lumière palmyréenne ? Je travaillerai au Bel Ordinaire à la réalisation d’un nouveau polyptyque grand format, en prenant pour motif les tours funéraires dynamitées en 2015 dont les traces subsistantes bordent le site antique ».
Après ma résidence, février 2021 :
Au creux de l’hiver, je suis arrivée au Bel Ordinaire avec cette image latente, une image disloquée en cent matrices soigneusement rangées dans mon classeur, sans vraiment savoir ce qui allait émerger au cours du processus qui, lentement, la recomposerait et lui donnerait corps au mur. Couper le papier, éprouver sa surface, coucher le liquide photo-sensible, le laisser reposer une nuit, puis, le jour venu, assembler et insoler tour à tour quatre fragments d’image, et, enfin, révéler l’épreuve dans l’eau, la laisser baigner, puis l’étendre sur un linge et sécher au repos. Répéter ces gestes sur les 25 feuilles qui composent l’ensemble de l’image, soit un total d’environ mille et un gestes… Encore une fois, ce processus m’est apparu comme une forme de gestation, de maïeutique. L’image est un être qui grandit en vous, un être en devenir que l’on berce, caresse, et dont on accouche enfin dans la stupeur de se trouver face à un autre, surgit de vos profondeurs, tout à la fois familier et étranger dans l’intimité qui vous lie.
Longtemps, j’avance en aveugle parmi les morceaux de l’image qui s’accumulent et qui, seuls, sont d’une parfaite abstraction. L’image apparaît réellement lors de l’assemblage final des fragments qui la composent. Mais elle apparaît transformée, déformée, tel un vestige du cheminement qui l’a travaillée de l’intérieur durant plusieurs semaines. Qu’est devenu mon document d’origine ici, une photographie du l’Armée du Levant survolant le désert syrien et que reste-t-il de lui ? En recueillant les différentes impressions suscitées chez les personnes présentes au Bel Ordinaire, afin de sonder dans quel imaginaire cette image les conduisait paysage marin, littoral, peau, textile, espace, vestige, une analogie m’est restée en tête. Une des personnes voyait en cette image le visage de Cydonia Mensæ, cette paréidolie très connue capturée sur Mars et qui fait surgir des traits humains d’une simple roche. J’ai alors songé à la sensation que provoque en moi l’imagerie spatiale, et en particulier les photographies des terres extra-terrestres. Je me suis replongée dans cette étrange sensation de voir quelque chose que je ne devrais pas voir, quelque chose qui est à la fois très reconnaissable et pourtant dissemblable, et si inquiétant dans l’étrangeté de l’œil « mécanique » à travers duquel on les découvre. Alors, j’ai été traversée par l’idée que c’était peut-être ce sentiment là que je cherchais à re-contacter avec les images que je fabrique. Faire passer mes images par des processus qui fragmentent, stratifient et étirent l’espace-temps de leur apparition, en les amenant successivement à des état de matérialité et d’immatérialité ; serait-il un moyen de rejouer plastiquement la sensation éprouvée face aux photographies de ces lieux lointains que l’on arrache à leur tranquille invisibilité pour les porter à notre vision, toutes déformées par les lunettes avec lesquelles on les atteint et par les années-lumière qui nous séparent ?