Ma pratique du design graphique est pluridisciplinaire, un champ d’exploration où formes, couleurs, supports et espaces dialoguent entre eux pour structurer un discours. Lors de cette résidence au Bel Ordinaire, il sera question pour moi de reformuler ma méthodologie de travail en confrontant mes productions à un espace, en expérimentant l’utilisation de la couleur en volume et en élargissant mon champ d’action à des formats plus ambitieux.
Au fil de mes projets de commande, j’ai développé un langage visuel fondé sur le simultanéisme des couleurs. En parallèle à cela, et suite à la réalisation de mon diptyque SYMBIOSE, exposé en 2023 au centre d’art de La Tôlerie à Clermont-Ferrand, puis à la création de ma pièce MAGICL*, présentée au sein du Cabinet Institute à Artagon Pantin en 2025, j’ai approfondi une réflexion sur le dégradé et ses vibrations. Je travaille mes peintures à l’aérographe avec comme toile de fond les notions de symbiose et de dysbiose. Ces concepts me permettent d’expérimenter la décomposition et la recomposition de corps et de formes organiques, en distinguant formes et couleurs, et d’interroger les liens qui les unissent.
Le graphisme est pour moi un langage d’incarnation et de résistance, la couleur y est structurante, elle capte l’attention et permet de transmettre un message - elle est un vecteur puissant d’expression et d’engagement. C’est une entité autonome, capable de dialoguer avec son environnement et d’exister en mouvement, elle fait appel à l’intime et à la mémoire. J'explorerai sa force évocatrice et dynamique, et tenterai précisément de la comprendre; sans chercher à l’étudier ni à la théoriser, il sera plutôt question de l’éprouver et de la poétiser.
J’ai à cœur d’engager ce séjour de recherche avec comme résonance les mots de Kae Tempest : Some things, it's very useful to begin without knowing fully where you're going et ceux d’Audre Lorde dans The Uses of the Erotic : The Erotic as Power : We've been brought up to despise emotion and not to trust it, but it is a form of knowledge.
Après ma résidence, avril 2025:
Lors de ces trois semaines passées au Bel Ordinaire, j’ai poursuivi une recherche autour du dégradé, envisagé non seulement comme effet graphique mais aussi comme espace symbolique et sensoriel. J’ai pensé le dégradé comme lieu de transition, un entre-deux qui interroge la perception.
Ma recherche s’est concentrée sur une méthode spécifique : dégrader chacune de mes couleurs vers le blanc, puis composer au centre ce que j’aime nommer la « zone de sensation », faite d’un gris coloré, issu d’un mélange de blanc et des quelques gouttes des deux teintes avoisinantes. Ce mélange produit une couleur indéfinissable, difficilement reconnaissable et force le regard à faire appel à notre imaginaire.
Cette instabilité chromatique m'intéresse car elle invite la·e regardeur·euse à se laisser traverser par ses vibrations et sortir d’un rapport trop concret à ce qu’iels croient percevoir. Ce travail sur les nuances et le glissement progressif, convoque des sensations proches du trouble et de l’illusion optique. Le dégradé devient ici matière vivante, un espace entre le visible et l’invisible, le réel et l’imaginaire.
Au-delà de l’aspect plastique, cette recherche est pour moi éminemment symbolique. Le dégradé est ici la métaphore d’une pensée fluide, d’identités en mouvement et d’états intermédiaires; le terrain d’une exploration imaginative et empathique. Inspirée par la pensée de Maria Lugones, notamment dans son texte Playfulness, World Traveling and Loving Perception, j’interroge la capacité à « voyager entre les mondes » : changer de posture, de langage, s’adapter aux réalités multiples qui nous traversent. Dans un monde structuré par des logiques de domination lié au sexisme, au racisme et au colonialisme, la possibilité de comprendre et percevoir la nuance, la transformation et la pluralité, est un geste profondément politique.
J'ai gardé en tête les mots que je partageais au début de ma résidence (les deux derniers paragraphes de ma note d'intention au dessus de l'interview) et je me suis donc appliquer à engager mes expérimentations sans processus préétabli. Au fil des jours et de mes découvertes — que ce soit à travers la gestuelle émergeant de la forme et réciproquement, ou grâce aux liens que j’établissais avec mes différentes lectures — j’ai peu à peu vu éclore et se tisser mon projet de manière sensible. Cette résidence a donc constitué pour moi un espace-temps précieux pour approfondir l’articulation entre forme, sensation et pensée.