« J’en ai fait un cas particulier et non un cas d’espèce » Marguerite Duras, La vie matérielle

Je travaille depuis plusieurs années sur la fiction d’une artiste. Ce projet a d’abord fait l’objet de deux résidences de recherche dans des centres de documentation au Québec. J’ai photocopié des archives, des photographies, des récits, des fragments d’œuvres venant de femmes artistes qui travaillent avec le langage. Mon objectif était alors de réaliser une biographie visuelle et textuelle de cette artiste seulement à partir de textes et d’images trouvés dans des articles, des monographies et des entrevues d’artistes. En plongeant dans ces documents, j’ai développé de plus en plus d’intérêt pour ce qui n’était pas archivé : les artistes dont les institutions ne conservent pas l’histoire, les œuvres qui ne laissent aucune trace, les photographies et les textes qui ne sont pas considérés comme des documents. J’ai développé en parallèle un questionnement sur l’œuvre ratée, celle qui ne voit pas le jour, celle qui est barrée d’un CV, celle dont on rougit. Pour continuer ce projet, j’ai quitté les centres de documentation et j’ai développé deux nouveaux volets : un volet sonore constitué d’entrevues et un volet textuel nourri de correspondances avec des artistes contemporaines. Pendant ma résidence au Bel Ordinaire, je souhaite développer le volet sonore en mettant à contribution les résidents pour récolter des informations sur mon artiste fictive, et enregistrer une entrevue collective à son sujet. Je compte également travailler sur le projet de livre qui accompagnera l’exposition en développement : réfléchir à la séquentialité des pages, au format du livre, aux techniques d’impression utilisées, et à ce qu’impliquera le passage du mur à la page pour ce projet.

Ma pratique utilise le langage comme médium principal : l’écriture se mélange à une exploration visuelle et formelle. Cela m’amène à travailler le texte en prenant en compte sa relation avec la matière, le mur, la page, l’écran, le son ou l’espace. Pour cela, j’ai recours à une diversité de techniques : j’utilise des procédés d’impression traditionnels et numériques (sérigraphie, gravure, jet d’encre, risographie, etc. ), la photographie, le collage, le son, tout comme des outils sociologiques tels la collecte d’archives, l’entrevue et l’enquête.

D’une manière générale, mes travaux s’intéressent aux silences inscrits dans notre histoire, invisibles, mais révélés par mon travail visuel et scriptural. J’explore ce thème en travaillant avec la mise en fiction des documents, avec la nature poétique de l’archive, ainsi qu’avec le montage et son aspect collaboratif. J’ai beaucoup exploré ces dernières années des modes de narration qui utilisent une pluralité de voix pour témoigner des silences et des mouvements d’effacements qui ont lieu dans les marges de l’Histoire. J’ai aussi travaillé sur les formes mineures comme l’entrevue ou la correspondance, et la micro publication comme mode de diffusion.

Toujours, cette recherche s’accompagne d’une interrogation sur les pratiques d’exposition de l’imprimé pour y apporter un renouveau. Quelle relation le livre entretient-il avec l’exposition ? Comment réinterpréter le texte dans l’espace en jouant avec les matériaux, les volumes et les dimensions ? Ces questions, qui sont loin d’être résolues, m’amènent à proposer des explorations variées faisant de l’exposition tantôt l’annexe d’un livre en cours, tantôt la réinterprétation d’un projet.