En prémices de mon travail, l’arpentage attentif du paysage me permet d’établir un corpus d’images et d’expériences. Elles deviendront par la suite le socle d’un basculement plastique vers l’abstraction. On retrouve en filigrane dans mes créations – rouilles, tôles froissées et photographies – une double attention au proche et au lointain, à ce qui de près fait matière et de loin devient image. De cette façon, j’établis une analogie entre l’expérience du paysage et celle de l’œuvre, entre la figure du promeneur et celle non moins active du regardeur.

À cette ambivalence de la perception s’ajoute une tension propre au processus de création : celle qui articule maîtrise de la composition et réaction aléatoire de la matière, prise et déprise de l’artiste sur son travail. Cette influence réciproque de la matière sur le geste nous ramène à la notion de paysage : si l’on façonne le pays jusqu’à ce qu’il fasse paysage, pouvons-nous affirmer qu’il ne nous transforme pas en retour ? Au fil des images produites, cette question m’amène à chercher les marques sensibles de l’activité humaine dans des paysages a priori naturels et à explorer la manière dont on l’habite, dont on le comprend et dont on l’investit.

Lors de ma résidence au Bel Ordinaire, il s’agira d’inventer des protocoles de création permettant d’établir une attention particulière à un milieu, qu’il soit immédiat (l’espace d’exposition) ou environnant (le paysage qui l’entoure). L’exploration de techniques comme le photogramme offrira par exemple la possibilité d’enregistrer avec fluidité la lumière et ses variations dans un lieu et un moment choisis. Mes expérimentations plastiques seront nourries par un dialogue avec les usagers et habitués du Bel Ordinaire. Ces discussions – transcrites sous forme de notes ou croquis – serviront de terreau pour penser le paysage pyrénéen et ses représentations. Quels souvenirs, rêveries ou images collectives le paysage produit-il ? Est-il vraiment la chose que l’on regarde, ou le point de vue qu’on lui porte ?

Ces interrogations serviront d’impulsion à la mise en place d’une installation proposant un ensemble de fragments évoquant des éléments topographiques, culturels et imaginaires recueillis lors de la résidence ; assemblage d’images et d’objets sculpturaux (photographies, rouilles et cyanotypes, volumes et éléments récoltés). Autant de variations formelles cherchant à saisir une image complexe du paysage et de ses pratiques. Cette composition participera d’une réflexion sur le fragment, pensé “non comme amputation de la totalité, mais comme totalité singulière”*, comme agrégat d’expériences et de perceptions offrant différents niveaux de lectures du paysage.

* Moses Dobruška, préface de Fragmenter le monde, Josep Rafanell I Orra, éditions divergences, Paris, 2019, p. 13

Après ma résidence – début juin 2021

J’ai dédié ma première semaine de résidence à la marche. Marcher pour découvrir, marcher pour voir. Il me faut d’abord trouver une carte, l’étudier puis entrer dans la vallée d’Ossau. Je tends vers son Pic du Midi sans toutefois m’y aventurer ; la neige veille encore, je suis seul et mon équipement léger m’en dissuade.

Au départ, le projet devait se concentrer sur un lieu relativement précis que j’aurais déterminé et atteint au fil des personnes rencontrées, des récits croisés. Ce sera finalement cet immanquable clocher de roches, immuable balise trônant face à Pau, qui guidera mon regard ; ainsi que la joie de voir la neige dans les hauteurs et de m’en approcher. Cette neige parfois poudrée par le sirocco de février masque les plissements du terrain et révèle l’écoulement de l’eau.

Arrivée à l’atelier en seconde semaine, avec la pluie : lire les images prises, en jeter un peu, en retenir un peu moins. Les pellicules attendrons. Poser des jalons dans cette grande salle vide : une tôle plate dans un angle, adjacent à un mur idéal pour accrocher les images en attente. Je navigue entre l’évier et cette tôle qui rouille, l’insoleuse et la douche de rinçage. Une grande table garde sa place au centre de l’espace, j’y coupe du papier et tissu, lie des bandes tests et entasse des outils avant de faire place nette pour le repassage. J’imagine la neige fondre là-haut, les mouvements de l’eau libérée sculpter les reliefs comme les estives façonnent les paysages, la flore et la faune.

Peu à peu, je bâtis des images autour des blancs de neige. Dans ces images souvent sans horizon, aplaties par le téléobjectif, unifiées par les pigments de la rouille et du cyanotype, tout devient matière et motif. Il s’agit alors de reconstruire des espaces, des profondeurs, grâce aux silences de l’image, au blanc du papier. Dans l’atelier flottent les tissus et l’odeur du vinaigre, les cyanotypes sèchent. Un mois s’est déjà écoulé, il est temps de passer aux finitions et de songer à la mise en espace pour un moment de restitution.

Merci à l’équipe du BO et à mes collègues de résidence, nos conversations m’auront montré de nouvelles voies à explorer. Faire le tour du Lurien doit attendre encore un peu.