Je sollicite une résidence au BO afin de réaliser quatre pièces qui concrétisent une année de recherches et d’expérimentations au sein de cette structure (avril 2018 à avril 2019). Ces pièces viennent répondre à diverses problématiques et sont nées en suivant un même protocole : observations de la nature, collectages de roches et de végétaux, sur la base d’intérêts graphiques ou intellectualisés autour de récits notoires ou personnels.
1/ Mónos, 17h37
Tout part d’un nuage noir au dessus des montagnes. On pratique l’écobuage par ici… De nouveaux paysages apparaissent. Terre brûlée, bois carbonisés, je vois la lumière accrocher ces noirs autour de moi. Je trouve un morceau de bois aux lignes qui m’interpellent. Je le peins avec du noir charbonneux. Mónos en grec ancien signifie « seul, unique ». Comme ce morceau de bois, comme cette lueur de fin de journée à 17h37 lorsque je le trouve. Comment retranscrire ce moment où mon regard accroche cette souche ?
2/ Débris
La pyrale du buis est un papillon nocturne aux ailes blanchâtres introduit en Europe dans les années 2000 par des végétaux importés d’Asie. La pyrale est rapidement devenue invasive. Elle sévit sur notre territoire depuis dix ans. Les feuilles sont dévorées, l’arbre n’a pas le temps d’en refaire entre deux cycles de reproduction et meurt lentement par asphyxie. Ma voisine me demande de nettoyer son jardin et d’enlever ses buis mort. Ces arbres avaient plus de cent ans. Symbole d’une époque révolue, agonisant dans une indifférence complice, ce buis décharné m’évoque ces squelettes d’animaux disparus il y a très longtemps.
3/ Racine carrée
Toujours ce buis qui se meurt. On parle des haies dans les jardins, des buis qui décorent les parcs mais on oublie le plus grave. Dans les Pyrénées, des centaines d’hectares de forêts sont ainsi décimés. On regarde sur une carte les espaces qui sont concernés par la catastrophe. On voit la multitude. Le titre est un jeu de mot qui fait référence à Descartes. La racine carrée est aussi une porte ouverte en mathématiques aux nombres irrationnels et aux nombres complexes. Voir une ligne ou une surface et découvrir, racine, carré, cube et bicarré. Du papillon blanc, questionner la Géométrie.
4/ Filons
Je m’intéresse aux mots, à leur graphie, à la ligne du stylo qui vient marquer la feuille blanche. Dans la Nature, c’est les veines incrustées dans les pierres et les roches qui m’intriguent. Lors de ma dernière résidence, j’ai pris en photo des veines sur des galets collectés. De ces photos travaillées sur ordinateur, j’ai extrait les lignes qui m’intéressaient puis les ai imprimées sur des formats de 20 x 20 cm pour finir avec une sélection de vingt dessins de même format. Je cherchais un médium qui me permette de transformer ces veines, ces lignes, d’en maîtriser la matière, de les rendre épais comme du goudron, comme du pétrole. Comment transformer ces lignes de quartz blancs en veines d’or noir ?
Après ma résidence, janvier 2020
Le temps passé dans mon atelier m’a offert de nouvelles possibilités et de nouveaux paysages à explorer. Les pièces les plus importantes que je souhaitais réaliser ont vu le jour et d’autres perspectives de travail se sont ouvertes. J’ai créé les pièces précédemment présentées sous les appellations, Mónos, Débris et Filons. Elles ont pris un autre chemin et grandi indépendamment. J’ai bénéficié du regard critique, aiguisé, bienveillant et averti de visiteurs venus me rencontrer et observer ces objets qui se concrétisaient petit à petit, laborieusement. Cela m’a aidé à les regarder différemment, avec de la distance, à les requalifier comme sujets, en stèles ou socles, ou en sculptures, puis à les imaginer vivre en dehors de l’atelier, se développer en installation, et projeter un rhizome de formes potentielles jusqu’ici improbables.
Merci à Christophe Clottes et à Yonsoo Kang pour leur visite qui m’a enrichie. Ma gratitude va à Monique Larrouture-Poueyto qui m’a offert un beau texte, suite à notre moment partagé dans l’atelier :
« Lauriane Tresserre est une marcheuse artiste. La collecte est depuis longtemps la première étape de son travail et c’est la marche en montagne qui la conduit vers l’atelier. De ses longues randonnées, elle ramène toute sortes de choses ayant attiré son regard : des galets, des nids, des os d’animaux, des bouts de bois etc.
Dans l’atelier, la collecte de formes et de matériaux s’organise en un récit qui se déploie dans l’espace. On y trouve des chemins de galets, des suaires brodés de signes relevés sur des pierres, des stèles qui ne supportent pas les sculptures mais les abritent en son sein. Dans ces dernières pièces, le bois calciné ou l’objet noirci par la moisissure qu’elles recèlent se laisse découvrir à travers un œilleton. L’objet est ainsi placé hors du temps comme dans un reliquaire. Au visiteur d’inventer une temporalité, l’artiste n’en est pas la dépositaire : le temps appartient à tout le monde.
La couleur noire a été et sera toujours là pour elle. Depuis le noir de charbon, le même que celui des premières inscriptions sur la pierre, jusqu’au noir de l’encre, elle sert à inscrire sur toute sorte de supports. Tous les signes sont des énigmes avant d’être interprétés et ici le mystère est maintenu actif.
Peut-être faut-il voir dans cet assemblage d’objets et de formes quelque chose de semblable aux « rêves » des aborigènes prenant forme dans des peintures qui véhiculent à travers les âges le même message de la responsabilité des hommes et de ses droits à l’égard du monde et du milieu naturel dans lequel il vit.
Il y a du solennel dans ces dispositifs qui respectent chaque fragment de territoire ou d’organismes vivants même infimes et muets. Au visiteur de mesurer la part d’engagement qu’il peut assumer après avoir décrypté cette chronique d’une disparition annoncée. »
J’ai invité pendant deux jours l’artiste Béranger Laymond à échanger avec moi sur ce temps de résidence au BO, où il a déjà été accueilli en résidence et pour exposer. J’ai bénéficié de son expérience et il m’a incitée à voir mon travail à différentes échelles : sortir du confort de la table et de l’atelier, et imaginer chaque pièce communiquer ensemble dans une plus grande dimension. Nous continuerons à travailler ensemble sur un projet porté par Béranger, autour d’un jardin suspendu inspiré par la Nature et quelques récits de sorcellerie. Nous partagerons également une résidence en mai qui aboutira à une exposition de restitution au BO en juin.